« Pauvre Petit garçon », Dino
BUZZATI
(Nouvelle
à chute)
Comme d'habitude,
Mme Klara emmena son petit garçon, cinq ans, au jardin public, au bord du
fleuve. Il était environ trois heures. La saison n'était ni belle ni mauvaise,
le soleil jouait à cache-cache et le vent soufflait de temps à autre, porté par
le fleuve. On ne pouvait pas dire non plus de cet enfant qu'il était beau, au
contraire, il était plutôt pitoyable même, maigrichon, souffreteux, blafard,
presque vert, au point que ses camarades de jeu, pour se moquer de lui,
l'appelaient Laitue. Mais d'habitude les enfants au teint pâle ont en
compensation d'immenses yeux noirs qui illuminent leur visage exsangue et lui
donnent une expression pathétique. Ce n'était pas le cas de Dolfi; il avait de
petits yeux insignifiants qui vous regardaient sans aucune personnalité.
Ce jour-là, le
bambin surnommé Laitue avait un fusil tout neuf qui tirait même de petites
cartouches, inoffensives bien sûr, mais c'était quand même un fusil ! Il ne se
mit pas à jouer avec les autres enfants car d'ordinaire ils le tracassaient,
alors il préférait rester tout seul dans son coin, même sans jouer. Parce que
les animaux qui ignorent la souffrance de la solitude sont capables de s'amuser
tout seuls, mais l'homme au contraire n'y arrive pas et s'il tente de le faire,
bien vite une angoisse encore plus forte s'empare de lui. Pourtant quand les
autres gamins passaient devant lui, Dolfi épaulait son fusil et faisait
semblant de tirer, mais sans animosité, c'était plutôt une invitation, comme
s'il avait voulu leur dire : « Tiens, tu vois, moi aussi aujourd'hui j'ai un
fusil. Pourquoi est-ce que vous ne me demandez pas de jouer avec vous ? »
Les autres enfants éparpillés dans l'allée remarquèrent bien le nouveau fusil
de Dolfi. C'était un jouet de quatre sous mais il était flambant neuf et puis
il était différent des leurs et cela suffisait pour susciter leur curiosité et
leur envie. L'un d'eux dit : « Hé ! Vous autres !... vous avez vu la
Laitue, le fusil qu'il a aujourd'hui ? » Un autre dit: « La Laitue a apporté
son fusil seulement pour nous le faire voir et nous faire bisquer mais il ne
jouera pas avec nous. D'ailleurs il ne sait même pas jouer tout seul. La Laitue
est un cochon. Et puis son fusil, c'est de la camelote ! — Il ne joue pas parce
qu'il a peur de nous», dit un troisième. Et celui qui avait parlé avant :
« Peut-être, mais n'empêche que c'est un dégoûtant ! »
Mme Klara était
assise sur un banc, occupée à tricoter, et le soleil la nimbait d'un halo. Son
petit garçon était assis, bêtement désœuvré, à côté d'elle, il n'osait pas se
risquer dans l'allée avec son fusil et il le manipulait avec maladresse. Il
était environ trois heures et dans les arbres de nombreux oiseaux inconnus
faisaient un tapage invraisemblable, signe peut-être que le crépuscule
approchait. « Allons, Dolfi, va jouer, l'encourageait Mme Klara, sans
lever les yeux de son travail. — Jouer avec qui ? — Mais avec les autres petits
garçons, voyons ! vous êtes tous amis, non ? — Non, on n'est pas amis, disait Dolfi.
Quand je vais jouer ils se moquent de moi. — Tu dis cela parce qu'ils
t'appellent Laitue ? — Je veux pas qu'ils m'appellent Laitue ! — Pourtant moi
je trouve que c'est un joli nom. A ta place, je ne me fâcherais pas pour si
peu. » Mais lui, obstiné : « Je veux pas qu'on m'appelle Laitue ! »
Les autres enfants
jouaient habituellement à la guerre et ce jour-là aussi. Dolfi avait tenté une
fois de se joindre à eux, mais aussitôt ils l'avaient appelé Laitue et
s'étaient mis à rire. Ils étaient presque tous blonds, lui au contraire était
brun, avec une petite mèche qui lui retombait sur le front en virgule. Les
autres avaient de bonnes grosses jambes, lui au contraire avait de vraies
flûtes maigres et grêles. Les autres couraient et sautaient comme des lapins,
lui, avec sa meilleure volonté, ne réussissait pas à les suivre. Ils avaient
des fusils, des sabres, des frondes, des arcs, des sarbacanes, des casques. Le
fils de l'ingénieur Weiss avait même une cuirasse brillante comme celle des
hussards. Les autres, qui avaient pourtant le même âge que lui, connaissaient
une quantité de gros mots très énergiques et il n'osait pas les répéter. Ils
étaient forts et lui si faible.
Mais cette fois
lui aussi était venu avec un fusil. C'est alors qu'après avoir tenu conciliabules
les autres garçons s'approchèrent : « Tu as un beau fusil, dit Max, le fils de
l'ingénieur Weiss. Fais voir. » Dolfi sans le lâcher laissa l'autre l'examiner.
« Pas mal », reconnut Max avec l'autorité d'un expert. Il portait en
bandoulière une carabine à air comprimé qui coûtait au moins vingt fois plus
que le fusil. Dolfi en fut très flatté. « Avec ce fusil, toi aussi tu peux
faire la guerre, dit Walter en baissant les paupières avec condescendance. —
Mais oui, avec ce fusil, tu peux être capitaine », dit un troisième. Et Dolfi
les regardait émerveillé. Ils ne l'avaient pas encore appelé Laitue. Il
commença à s'enhardir. Alors ils lui expliquèrent comment ils allaient faire la
guerre ce jour-là. Il y avait l'armée du général Max qui occupait la montagne
et il y avait l'armée du général Walter qui tenterait de forcer le passage. Les
montagnes étaient en réalité deux talus herbeux recouverts de buissons ; et le
passage était constitué par une petite allée en pente. Dolfi fut affecté à
l'armée de Walter avec le grade de capitaine. Et puis les deux formations se
séparèrent, chacune allant préparer en secret ses propres plans de bataille. Pour
la première fois, Dolfi se vit prendre au sérieux par les autres garçons.
Walter lui confia une mission de grande responsabilité : il commanderait
l'avant-garde. Ils lui donnèrent comme escorte deux bambins à l'air sournois
armés de fronde et ils l'expédièrent en tête de l'armée, avec l'ordre de sonder
le passage : Walter et les autres lui souriaient avec gentillesse. D'une façon
presque excessive. Alors Dolfi se dirigea vers la petite allée qui descendait
en pente rapide.
Des deux côtés,
les rives herbeuses avec leurs buissons. Il était clair que les ennemis,
commandés par Max, avaient dû tendre une embuscade en se cachant derrière les
arbres. Mais on n'apercevait rien de suspect. « Hé ! Capitaine Dolfi, pars
immédiatement à l'attaque, les autres n'ont sûrement pas encore eu le temps
d'arriver, ordonna Walter sur un ton confidentiel. Aussitôt que tu es arrivé en
bas, nous accourons et nous y soutenons leur assaut. Mais toi, cours, cours le
plus vite que tu peux, on ne sait jamais... » Dolfi se retourna pour le
regarder. Il remarqua que tant Walter que ses autres compagnons d'armes avaient
un étrange sourire. Il eut un instant d'hésitation. « Qu' est-ce qu'il y
a ? demanda-t-il. — Allons, capitaine, à l'attaque ! intima le
général. Au même moment, de l'autre côté du fleuve invisible, passa une fanfare
militaire. Les palpitations émouvantes de la trompette pénétrèrent comme un
flot de vie dans le cœur de Dolfi qui serra fièrement son ridicule petit fusil
et se sentit appelé par la gloire. « A l'attaque, les enfants ! » cria t-il,
comme il n'aurait jamais eu le courage de le faire dans des conditions
normales. Et il se jeta en courant dans la petite allée en pente.
Au même moment un
éclat de rire sauvage éclata derrière lui. Mais il n'eut pas le temps de se
retourner. Il était déjà lancé et d'un seul coup il sentit son pied retenu. A
dix centimètres du sol, ils avaient tendu une ficelle. Il s'étala de tout son
long parterre, se cognant douloureusement le nez. Le fusil lui échappa des
mains. Un tumulte de cris et de coups se mêla aux échos ardents de la fanfare.
Il essaya de se relever mais les ennemis débouchèrent des buissons et le
bombardèrent de terrifiantes balles d'argile pétrie avec de l'eau. Un de ces
projectiles le frappa en plein sur l'oreille le faisant trébucher de nouveau.
Alors ils sautèrent tous sur lui et le piétinèrent. Même Walter, son général,
même ses compagnons d'armes ! « Tiens! Attrape, capitaine
Laitue. » Enfin il sentit que les autres s'enfuyaient, le son héroïque de
la fanfare s'estompait au delà du fleuve. Secoué par des sanglots désespérés il
chercha tout autour de lui son fusil. Il le ramassa. Ce n'était plus qu'un
tronçon de métal tordu. Quelqu'un avait fait sauter le canon, il ne
pouvait plus servir à rien. Avec cette douloureuse relique à la main, saignant
du nez, les genoux couronnés, couvert de terre de la tête aux pieds, il alla
retrouver sa maman dans l'allée.
« Mon Dieu!
Dolfi, qu'est-ce que tu as fait ? » Elle ne lui demandait pas ce que les
autres lui avaient fait mais ce qu'il avait fait, lui. Instinctif dépit de la
brave ménagère qui voit un vêtement complètement perdu. Mais il y avait aussi
l'humiliation de la mère : quel pauvre homme deviendrait ce malheureux bambin ?
Quelle misérable destinée l'attendait ? Pourquoi n'avait—elle pas mis au monde,
elle aussi, un de ces garçons blonds et robustes qui couraient dans le jardin ?
Pourquoi Dolfi restait-il si rachitique? Pourquoi était-il toujours si pâle?
Pourquoi était-il si peu sympathique aux autres? Pourquoi n'avait-il pas de
sang dans les veines et se laissait—il toujours mener par les autres et
conduire par le bout du nez ? Elle essaya d'imaginer son fils dans quinze,
vingt ans. Elle aurait aimé se le représenter en uniforme, à la tête d'un
escadron de cavalerie, ou donnant le bras à une superbe jeune fille, ou patron
d'une belle boutique, ou officier de marine. Mais elle n'y arrivait pas. Elle
le voyait toujours assis un porte-plume à la main, avec de grandes
feuilles de papier devant lui, penché sur le banc de l'école, penché sur la
table de la maison, penché sur le bureau d'une étude poussiéreuse. Un
bureaucrate, un petit homme terne. Il serait toujours un pauvre diable, vaincu
par la vie.
« Oh! Le pauvre
petit! » s'apitoya une jeune femme élégante qui parlait avec Mme Klara. Et
secouant la tête, elle caressa le visage défait de Dolfi. Le garçon leva les
yeux, reconnaissant, il essaya de sourire, et une sorte de lumière éclaira un
bref instant son visage pâle. Il y avait toute l'amère solitude d'une créature
fragile, innocente, humiliée, sans défense; le désir désespéré d'un peu de
consolation; un sentiment pur, douloureux et très beau qu'il était impossible
de définir. Pendant un instant — et ce fut la dernière fois —, il fut un petit
garçon doux, tendre et malheureux, qui ne comprenait pas et demandait au monde
environnant un peu de bonté. Mais ce ne fut qu'un instant. « Allons, Dolfi,
viens te changer! » fit la mère en colère, et elle le traîna énergiquement, à
la maison. Alors le bambin se remit à sangloter à cœur fendre, son visage
devint subitement laid, un rictus dur lui plissa la bouche. « Oh ! Ces
enfants! Quelles histoires ils font pour un rien! s'exclama l'autre dame agacée
en les quittant. Allons, au revoir, madame Hitler! »
Questions de compréhension :
1 — À quelle histoire vous attendez-vous
d’après le titre ?
2 — Montrez que le premier paragraphe
permet d’apporter tous les éléments essentiels à la présentation de la
situation initiale.
3 – Dans quels pays se passe cette
histoire ? Quels éléments vous ont permis de répondre à cette
question ?
4 – Repérez l’élément perturbateur
dans le deuxième paragraphe.
5 – Caractérisez l’attitude des
enfants, de la mère et du narrateur face au petit garçon. Citez les phrases
du texte pour étayer votre réponse.
6 – Identifiez la chute. Caractérisez
le petit garçon (nom, prénom, surnom, moral, physique, attitudes) puis
distinguez les éléments qui pouvaient permettre de deviner la chute.
7 – Quelles différentes morales
pourrait-on tirer de ce texte ?
Écrire :
8 – Résumez l’histoire en quelques
lignes en respectant le schéma narratif.
Adapation cinématographique de la nouvelle :
9 – Quels éléments du récit
rendent l’adaptation difficile à l’écran ? Comparez la nouvelle et son adaptation : https://www.youtube.com/watch?v=yb4GyE4XRMY
Comment les réalisateurs ont-ils
résolu ces difficultés ? Qu’en pensez-vous ? Cette adaptation est-elle
réussie selon vous ?
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Exercice : soulignez les différentes étapes du schéma narratif
- situation initiale
- élément perturbateur
- péripéties ou actions
- résolution
- situation finale (chute)
Il avait la gueule fermée comme à son habitude. Rien ne semblait pouvoir le réveiller. C'est alors que les premiers ouvriers arrivèrent armés de torche. Aussitôt, sa gueule s'ouvrit dans un immense fracas métallique. Les ouvriers se précipitèrent en masse et s'engouffrèrent dans ses entrailles. L'animal les avalait mécaniquement comme s'il s'agissait de petits pains grillés et ça faisait un gros boucan de digestion. Ce mouvement de déglutition aller durer jusqu'à la nuit tombée. Mais on entendit un cri, un appel au secours. Tout s'arrêta. Il y avait eu un drame. Il régurgita alors les ouvriers un à un, épuisés, noirs de suie, en colère. Ça ne pouvait plus continuer comme ça. On devait en finir avec ce monstre insatiable. Une bonne fois pour toutes, il fallait fermer les portes de la mine !
Le Schéma narratif
Le schéma
narratif est un schéma en cinq parties qui permet de rendre compte de
l’organisation d’un récit.
— Situation
initiale : il s’agit
d’une situation stable dans laquelle on présente le temps, le lieu et les
personnages de l’action. Elle est exprimée le plus souvent à l’imparfait.
— Élément
perturbateur : c’est l’étape qui permet de donner véritablement
naissance à l’histoire. Quelque chose vient perturber la situation stable du
début. Cette étape est généralement exprimée au passe simple.
— Action : Il s’agit maintenant de résoudre la perturbation.
Toutes les actions engagées par les différents personnages constituent cette
étape qui est la plus longue du récit.
— Résolution :
Il faut bien comprendre que cette résolution peut être aussi bien positive
que négative. Elle met un terme aux actions entreprises et introduit la
dernière étape.
— Situation
finale : Il doit s’agir à nouveau d’une situation stable qui
renseigne le lecteur sur le sort des personnages les plus importants.
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Résumez "Pauvre petit garçon" en distinguant les différentes étapes du schéma narratif :
- situation initiale
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- élément perturbateur
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- péripéties ou actions
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- résolution
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- situation finale (chute)
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Un poème à Chute.
La « chute » est un procédé narratif qui
consiste à produire un effet de surprise au dénouement (situation finale). Il
existe des récits entiers construits sur cet effet (Nouvelles à chute) mais on
trouve aussi des poèmes comme ce poème de Victor Hugo :
Demain dès l'aube
Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Victor Hugo
Questions :
1 - Qui est Victor Hugo ?
2 - Qui est Léopoldine ?
3 - Comment s'appelle un vers de douze pieds ?
4 - Comment s'appelle une strophe de quatre vers ?
5 - En quoi consiste la chute du poème ?
Écrivez vous-même un quatrain en respectant les règles de métrique :
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